Une vie

Difficile pour moi de reconstituer l’itinéraire de ma petite maman. D’abord parce que je n’étais pas là pour prendre des notes jusqu’au jour où elle me donna la vie, en 1944. Ensuite parce que, quelles qu’aient été ses attentions maternelles, elle me semble aujourd’hui n’avoir jamais été complètement présente, complètement « à moi », sauf peut-être durant les dernières années de sa vie. Toute sa vie aura été faite de quêtes successives, quête d’amour et d’amours, quête d’argent en suffisance, quête de beauté, quête de jeunesse, quête de plaisir et de plaisirs.

Eh oui, je sais peu de choses de ma petite maman, même si je connais sa date de naissance à Zurich, le 10 juillet 1911. Au fait, moi qui oubliais trop souvent son anniversaire, je me demande comment je vais affronter le prochain, le premier à lui échapper.

J’ai cependant conservé en mémoire quelques propos en famille, lorsque sa maman, Hortense, ou sa demi-soeur, Alice, la retrouvaient à Ferney, généralement en l’absence de mon père, le « sans-famille » que la famille n’intéressait guère.

Et d’abord ce père, mon grand-père maternel, à l’accent lointain, au regard lointain. Gamin encore, je ne l’avais connu que très vieux et très fatigué, effondré contre son gré au fond d’un fauteuil de rotin puis allongé, douloureux, tendant péniblement la main vers la poignée isocèle lui tenant lieu de ciel de lit. D’un lit d’hôpital d’où il n’était pas ressorti vivant. C’était en 1947 ou 1948, je crois.

Il se nommait Vollert. Venu d’Allemagne ou d’Autriche réussir sa vie de cuisinier sur les bords de la Limmat, à Zurich. Rencontrant une belle jeune femme nommée Grosjean, dont les parents tenaient hôtel-restaurant (avec truites du vivier, mazette) à Courtelary, dans le Jura bernois. Premier mariage, première naissance, Alice, mais maman morte en couches. L’aînée à peine enterrée, Vollert (il se prénommait Konrad, me semble-t-il) se retourna vers la cadette, Hortense, tout aussi jolie, tout aussi ambitieuse, tout aussi travailleuse. Hortense qui, sous peu, allait donner naissance à Maria Berta, dite Betty. Bref, ma petite maman.

Enfance de fillettes riches mais abandonnées à elles-mêmes. Les parents tiennent le Casino-Kursaal de Zurich. La bonne société locale s’y donne rendez-vous. Les menus sont raffinés, le vin et le café excellents. On y danse aussi. Vollert est le premier à avoir fait venit d’outre-Atlantique les premiers musiciens noirs d’une mode qui naît à peine: le jazz.

Parmi les clients habituels de cette première guerre mondiale qui, comme la suivante, épargne la Suisse, un Russe distingué et discret. Presque secret. Mais respectueux des patrons du lieux et affectueux avec leurs deux fillettes, Alice et Betty. Vladimir Ilitch porte élégamment ses quarante-cinq ans. Il n’est déjà plus un inconnu mais deviendra mondialement célèbre après être retourné dans son pays, tapi dans un wagon plombé, pour se fondre dans la révolution russe au point d’en devenir le chef emblématique et incontesté. Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine.

Les fillettes sont inséparables, patinent sur le lac gelé, apprennent les langues et la danse classique, ignorent jusqu’à l’existence de la pauvreté. Même l’école les en préserve. Mais elles souffrent des heures trop longues passées à attendre que leurs parents aient enfin salué le dernier client, vérifié la caisse et fermé enfin les portes du Kursaal jusqu’au lendemain matin.

Vollert n’est pas propriétaire mais locataire du Kursaal. Le loyer est élevé mais qu’importe ? Les recettes sont à la hauteur des dépenses et des ambitions. Un beau jour pourtant, le propriétaire s’avise d’imposer une forte hausse. Vexé de n’avoir pas même été consulté, Vollert se braque, s’entête et, finalement, rompt. Ce sera, selon ma petite maman, sa plus grosse erreur, sa plus grande faute. Mais l’heure est aux projets. Avec les bénéfices accumulés à Zurich, Vollert décide d’acquérir un hôtel restaurant à Genève, face à la gare, le Cécil. La Suisse et l’Europe sortent à peine de la crise de 1929, les affaires ne marchent pas comme prévu, Vollert resserre son équipe et, avec sa femme, travaille quinze heures par jours pour éviter le naufrage.

Ma petite maman a fait à Zurich des études de commerce. A Genève, elle a trouvé un poste de secréraire dans une des premiers magasins de sport de la place, Delacroixriche. Elle est belle, vive, sportive. Un de ses collègues lui parle d’un ami dont un des amis connaît un ami à Ferney. Aimé dit Maurice. Mon futur père. Il est beau, sportif et très intelligent. Orphelin aussi car son père s’est suicidé quelques jours avant sa naissance, chagrin d’amour ! De ce jour jusqu’à leur retour du Brésil en 1944, en passant pas la case mariage en 1936, Maurice et Betty seront désormais amoureux, complices et inséparables.

Suite au prochain épisode…

Ce contenu a été publié dans Uncategorized. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *