La fin


Ma petite maman est là, à quelques mètres. Une première porte, le long couloir banc, une autre porte, le grand salon aux immenses baies vitrés donnant sur la pinède et les vignes, le lit médicalisé, un être menu et recroquevillé, le visage blême, sans dents et désormais sans âge.


Morte ? Non ! Enfin, pas vraiment. Pas encore. Mais rien ne renversera le cours des choses. Quand ?


Cette maison n’était pas la nôtre, même si j’y suis venu beaucoup, à une certaine époque, pour n’y plus revenir du tout pendant des lustres. C’était la sienne. Et celle de Blonblon. Son deuxième mari, successeur de mon propre père. A l’ombre d’un pin, sur la paroi carrelée de bleu et blanc, aujourd’hui grise et sale, de la piscine abandonnée, trois initiales enlacées, BBB, Blonblon Betty. J’en avais été choqué, la première fois. Comme j’avais été choqué qu’elle s’appelât désormais Madame Amblard et plus Madame Décotte.


La vie ne dure qu’un temps. Pour ma petite maman, elle en a duré deux. A l’âge où mon père mourait, elle commençait sa deuxième vie, la découvrait comme si c’était la première fois. Adolescente amoureuse et volontaire, la soixantaine venue. C’était voilà déjà bien longtemps puisque ma petite maman a fêté ses cents ans l’été dernier tandis que son deuxième homme, de vingt et quelques années son cadet, a disparu depuis plus de six ans.


Elle est là, ma petite maman, recroquevillée et presque consentante. Poussant seulement, à intervalles plus ou moins réguliers, un cri strident, davantage empreint de révolte que de douleur, d’incompréhension que d’exigence.
– J’ai mangé ! J’ai mangé ! 


Nous insistons tellement pour lui faire ingurgiter quelques cuillérées de bouillie ou de flan qu’à quatre heures du matin, bien après qu’elle a fini de digérer cette maigre pitance et qu’elle a sombré dans les bras de Morphée – ce n’est pas simple clause de style puisqu’un patch collé près de l’omoplate diffuse depuis hier soir une faible dose de morphine – ses premiers mots sont pour m’assurer qu’elle a bien suivi mes conseils, reçus comme des ordres mal vécus. Oui, elle a mangé, et huit heures après, elle s’en ressouvient au faible réveil en espérant échapper ainsi à une nouvelle injonction :
– Il te faut manger, ma petite maman. Manger. C’est la seule manière de te tirer de là. Allons, une petite cuillérée encore, une seule. Et une autre. Allons !


Voilà moins de deux semaines, j’appelais encore ma petite maman au téléphone, comme chaque soir, à cinq cents kilomètres de distance. Généralement sur le coup de neuf heures et demie mais ce soir-là un peu plus tôt. Elle ne recevait pas Canal +, ce qui la privait de nombreux matches de son football chéri mais, ce soir-là, j’avais évidemment appelé un peu avant neuf heures puisque TF1 donnait une Lyon-Marseille dont rien ne pourrait la distraire. Quelques mots seulement et je la rappellerais à la mi-temps. Pour les premiers commentaires. Toujours justes, toujours précis. Une sacrée vista !

Elle était pourtant presque aveugle, à moitié sourde et largement invalide. D’ailleurs, quand je l’appelais, je devais laisser sonner longtemps, pour lui permettre d’arriver au pas de charge jusqu’au téléphone. Pas de charge, oui. On aurait dit l’avancée d’une compagnie de blindés, cette progression métallique, sur le carrelage inégal, de son siège de bureau d’où elle ne se levait plus depuis longtemps et qu’elle faisait avancer à la seule force de ses talons.

Dans l’appentis, deux fauteuils pour handicapés, offerts par la Sécurité sociale ou la mutuelle des agriculteurs, disparaissaient sous la poussière. Elle n’avait jamais voulu s’en servir car elle n’était pas invalide, répétait-elle à quiconque voulait lui imposer cette chaise de malade. Une seule fois, elle avait accepté mais, comme elle avait l’habitude de laisser les pieds traîner sur le sol, la lui était passée sur un orteil, elle était tombée, le sang s’était répandu sur le carrelage et seule, la venue de Jean-Luc, l’un des deux amis de Blonblon et de toujours, lui avait permis de se sortir de ce mauvais pas, jurant à qui voulait l’entendre qu’on ne l’y reprendrait pas.


Je ne sais pas grand-chose de ma maman. Quasiment rien. Née à Zurich d’un père allemand ou autrichien, Vollert, et d’une mère jurassienne bernoise, francophone, Hortense. Une demi-soeur aînée, Alice, née du mariage du même Vollert et de la propre sœur d’Hortense, morte en couches. Un frère aussi, Otto, mais fils du seul Vollert et que je n’ai rencontré qu’une fois, dans un buffet de gare. Vieilli et perclus de rhumatismes mais toujours actif à soixante-dix ans, nécessité faisant loi, comme représentant de commerce de porcelaines de Bavière, je crois.


Alice et Betty, une enfance de fillettes riches. Le père avais acquis le Kursaal de Zurich, établissement de luxe réservé aux grands bourgeois de la ville. On y dînait fort tard. On y dansait aussi. Vollert (je l’appelle ainsi car je n’ai plus son prénom en tête) avait été le premier à faire venir d’Amérique les premiers joueurs, noirs, de jazz. Au Kursaal étaient aussi passés, pendant la première grande guerre, des gens déjà illustres ou qui allaient le devenir, au premier rang desquels Lénine !


Interruption. Les aides soignantes du matin viennent d’arriver. La nuit a été calme, ma petite maman ne sorts presque plus de son profond sommeil. Sa tension est faible, six. Son pouls aussi, quarante. Pas de température mais des signes qui ne trompent pas : des selles très noires, indiquant sans doute une hémorragie dans l’estomac ou l’intestin, cette hémorragie qui préexistait sans doute, expliquant l’anémie constatée à son hospitalisation, voilà moins de quinze jours.


Janine, l’infirmière chef est passée en fin de matinée. Nous nous préparons. Ensemble.

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