Post Scriptum

Post scriptum

Pour leur fidélité, leur courage, leur travail, leur engagement, leur tendresse, leur humour et leur amour, quelques personnes méritent de figurer ici.

Sous la responsabilité de Jeanine Nélou, infatigable infirmière-chef du  SSIAD/SENDRA ( soins infirmiers à domicile: http://soins-a-domicile.sendra.fr/ ), près de vingt aides-soignantes se sont succédé aux côtés – puis au chevet – de ma petite maman. Exemplaires ! Je n’imaginais pas qu’une telle empathie, qu’un tel dévouement, qu’une telle communion soient possibles. Chacune d’entre elles avait sa personnalité propre, chacune a tissé avec ma maman des liens différents, fait de grands rires, de beaucoup de souvenirs, de quelques belles indignations, de coups de gueule et de folles complicités. Hormis Jeanine, je n’en citerai aucune, au risque d’en oublier ne serait-ce qu’une seule, mais elles se reconnaîtront ! Je les aime très fort et les admire plus encore !

Par l’intermédiaire de la mutuelle agricole ou à la demande de ma maman, plusieurs auxiliaires de vie sont venues chaque jour, elles aussi, à la rescousse. Pour faire le lit, la cuisine ou la vaisselle. Mais aussi – et surtout peut-être – pour parler, rire, échanger, s’émouvoir. Je n’ai encore repris contact qu’avec quelques-unes d’entre elles mais toutes ont été parfaites. Je sais que nos chemins se croiseront un jour ou l’autre. Déjà, nous sommes en liaison grâce à internet et aux SMS.

Ma reconnaissance va aussi à tous les amis de Vidauban et des environs. Au fil des ans, la plupart étaient d’abord venus à la rencontre de Blonblon, pour réparer un tracteur, décabosser une voiture, acheter un fusil, partager un secret. Ils étaient venus à ses funérailles et, à la nuit tombée, nous avions partagé un homérique repas. Ma maman était restée avec nous jusque tard dans la nuit. Infatigable, comme invulnérable.

Ensuite, certains se sont éloignés. Ma petite maman n’a pas toujours été étrangère à leur éloignement. Ils doivent savoir que, quelle que soit la raison de leur effacement progressif, je les remercie d’avoir fait au moins un petit bout du chemin.

Et puis, il y a eu les trois derniers fidèles. Je vais les citer crscendo. Alain, qui s’est efforcé de venir chaque dimanche avec un bouquet et un poulet grillé; Jean-Luc, qui n’a jamais rechigné à réparer, dans la mesure du possible, les installations électriques éternellement en révolte; et enfin, le plus fidèle de tous, Loulou Blanc, présent chaque soir, qu’il pleuve, gèle ou vente, accoudé à la lourde table de bois, racontant ses aventures, écoutant celles de ma maman (si, si..). Dans les dernières heures, alors que ma maman ne reconnaissait presque plus ma voix et ne parvenait plus à parler, Loulou est arrivé à l’improviste, a chuchoté à son oreille et, persuadé qu’elle ne pourrait plus répondre, lui a dit:

– Je suis sûr que vous ne savez pas qui je suis…

Ma maman s’est redressée, comme outrée qu’on puisse douter de sa vitalité et de sa mémoire, et a articulé, bien fort et bien distictement:

– C’est Loulou, LOU-LOU.

Et sa voix était si joyeuse. C’est la dernière fois que je l’ai entendue aussi distinctement et c’était pour Loulou. J’en suis heureux et fier ! C’est bien ainsi.

Un mot enfin pour Rodica, ma femme, qui n’aimait pas trop venir à Vidauban car elle avait peur, la nuit, dans celle maison éloignée de tout. Elle a surmonté ses angoisses et se trouvait à mes côtés, les derniers jours. Merci. Merci aussi à Amalric, mon fils, qui était avec nous pour l’ultime cérémonie. Un moment toujours angoissant et qui, pour lui, a dû l’être plus encore car, au même moment, sa propre maman était gravement touchée par la maladie. Merci.

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Vidéo

Moi qui ai couru le monde, caméra au poing, pendant des décennies, je n’ai jamais filmé ma maman. Par délicatesse, ou pour ne pas lui donner l’impression qu’en saisissant ainsi un moment de vie, je m’apprêtais à la pousser vers la sortie.

Face à ma petite maman, c’est vrai, je n’ai jamais tenu la caméra. Mais un matin, j’ai pris la liberté d’en poser une sur la table de la cuisine et j’ai laissé tourner…

C’est ce bref document que vous pouvez découvrir en cliquant ici.

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… Et les autres

J’ai un souvenir flou de l’avoir croisée une fois je crois, me restent un sourire ravageur et une lumineuse intelligence, très attentive, dans un regard fin et précis… un rire merveilleux aussi, si ma mémoire ne me joue pas de tour.


Caroline

***


Un petit souvenir de ta maman me traverse l’esprit depuis toujours, mes premiers pas dans la mécanique, le jour où, sur le moteur de sa Dauphine Renault, j’ai changé le pignon cèleron de la distribution (nouveau pignon en matière composite se substituant a la traditionnelle chaîne de distribution).

Comme tu le sais, je suis croyant e,t de ce fait, j’ose dire « Betty a juste traversé la rivière »


Gaby

***


Je garde un excellent souvenir de ta maman et notamment des plats de tripes qu’elle cuisinait et que nous dévorions en cachette après nos parties de mikado.


Roland

***


J’ai connu ta maman mais, à l’époque, j’étais jeune et je n’ai pas eu beaucoup de contacts avec elle. Je me souviens, elle m’impressionnait par sa classe et sa beauté.
J’ai reconnu bien entendu tes parents et ta maison et même la Cox que tu utilisais pour faire du slalom dans ton verger!


Jean

***


Même si ta maman a eu une longue vie, le moment inévitable de la séparation reste douloureux car j’en ai fait l’expérience voici quarante ans déjà. Les défunts restent vivants dans notre mémoire et une vie future n’est jamais, même pour les croyants, qu’une espérance.


Jacques

***


Petit à petit, tous ceux et celles que nous avons connus alors que Ferney était une petite ville – et que nous nous connaissions tous –  s’en vont. Que reste t-il de l’ancien Ferney ? Quelques âmes ! Dans ce nouveau monde, qui se souviendra de nous ?


Yolande

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Jean-Jérôme

J’ai regardé tout à loisir le site consacré à ta petite maman. J’ai pris beaucoup de plaisir à découvrir dans ces textes, dans ces photos, la finesse et la sensibilité, cette capacité qui nous habite d’aimer, de savoir aimer une personne devenue si fragile, si attachante, d’y deviner tout ce qui fait qu’on aime vraiment la vie.


J’ai bien aimé les photos « en famille » qui permettent aussi de découvrir Amalric. En ce qui concerne Maurice Décotte, je me suis permis de me copier deux photos, dont une des Jargilières, en souvenir d’une belle amitié.


Si je peux me permettre, je trouve que tu devrais parler un peu plus de ta grand-mère, sans qui rien de tout cela n’aurait eu lieu. J’ai encore à l’esprit sa manière d’être autour d’une table, de tenir une conversation qui nous ravissait: légère et semi-naïve.


Betty, ta petite maman, que j’ai connue lorsque nous étions en première en 1961, était une femme élégante et déterminée. Son parler assez direct était aussi assez railleur, souvent drôle. Sa capacité d’absorber les chocs était impressionnante, … par exemple, ceux que tu imprimais à son patrimoine automobile au cours de virées mémorables dans le pays de Gex et autres lieux. J’ai d’ailleurs toujours pensé qu’elle était assez fière de toi.

Jean-Jérôme

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Cécile


Je pense à elle souvent, et c’est a vous que j’avais envie de l’écrire, peut être parce que vous aimez les mots.

Cela fait 15 ans que je fais des soins a domicile. J’en ai eu des patients… mais des comme elle !!!


Juste vous dire qu’ elle me manque, mais je ne suis pas dans la tristesse.


Ses réparties me manquent, ses yeux presque aveugles mais ce regard plein de vivacité me manquent, oohh et sa putain d’anti-conventionnalité !!! J’adorais !!! Sans doute parce qu’ elle résonnait fort en moi…


Savez vous que, depuis elle, pour moi y a une race de chiens qui s’appelle « connard »… Son chien, je n’ai jamais su son nom, je me demande si elle même le savait… mais voilà, depuis, quand je vois un chien qui lui ressemble, ben c’est un « connard ».


Presque à chacun de mes passages, elle me racontait un bout de vie, je tentais de l’imaginer dans le contexte des années passées… Une vraie femme libre, sans pour autant être féministe.

Je ne sais pas où étaient les soixante années qui nous séparaient toutes les deux…


Comme elle a aimé la vie !!! Comme elle était vivante !!! Vivacivore !!!

Comme on s’entendait bien toutes les deux… Je crois qu’ elle n’a jamais retenu mon prénom, j’étais celle aux 3 maris !!! bien que ne m’étant jamais mariée…


Toute deux on a partagé, rigolé, échangé, beaucoup discuté autour de la nature humaine dans sa bonté, ses excès, sa connerie… Ces moments me manquent…


Elle savait ne pas avoir été une mère « formidable » mais, Alex, comme elle vous aimait !!! J’imagine qu’elle n’a pas dû beaucoup vous le dire… elle était si fière de vous…

Cécile

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Vos témoignages

Au fil de sa très longue vie, ma petite maman a rencontré nombre de personnes qui, pour la plupart, ne se connaissaient pas entre elles. Et ne se connaissent toujours pas aujourd’hui, sinon au sein de leur propre groupe.

C’est le cas d’amis rencontrés lors de sa vie professionnelle et familiale, à Genève, Ferney-Voltaire et dans la pays de Gex. C’est peut-être même le cas de personnes rencontrées au Brésil (il ne doit pas en rester beaucoup mais peut-être se sont-ils confiés à leurs propres enfants). C’est enfin le cas , bien sûr, des amis des « années Vidauban » ainsi que des médecins, infirmières, aides-soignantes et auxiliaires de vie qui l’ont accompagnée jusqu’à la dernière minute.

Je serais fier – et elle serait sans doute heureuse – que ceux et celles qui l’ont rencontrée, côtoyée, aimée, apportent ici leur témoignage.

Avant même que je ne lance ici cet appel, l’une de ces amies de la dernière heure m’avait adressé un message pour me dire ce que ma maman lui avait apporté, appris. Elle se prénomme Cécile, elle est aide-soignante. Son texte n’était pas initialement destiné à publication mais elle a gentiment accepté de figurer ici.

Vous pouvez lire son témoignage en cliquant ici ou en sélectionnant son prénom dans la colonne de gauche.

Et merci, dès maintenant, à ceux et celles qui vont prendre la plume. Mon adresse: decotte@gmail.com

Alex

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Une vie

Difficile pour moi de reconstituer l’itinéraire de ma petite maman. D’abord parce que je n’étais pas là pour prendre des notes jusqu’au jour où elle me donna la vie, en 1944. Ensuite parce que, quelles qu’aient été ses attentions maternelles, elle me semble aujourd’hui n’avoir jamais été complètement présente, complètement « à moi », sauf peut-être durant les dernières années de sa vie. Toute sa vie aura été faite de quêtes successives, quête d’amour et d’amours, quête d’argent en suffisance, quête de beauté, quête de jeunesse, quête de plaisir et de plaisirs.

Eh oui, je sais peu de choses de ma petite maman, même si je connais sa date de naissance à Zurich, le 10 juillet 1911. Au fait, moi qui oubliais trop souvent son anniversaire, je me demande comment je vais affronter le prochain, le premier à lui échapper.

J’ai cependant conservé en mémoire quelques propos en famille, lorsque sa maman, Hortense, ou sa demi-soeur, Alice, la retrouvaient à Ferney, généralement en l’absence de mon père, le « sans-famille » que la famille n’intéressait guère.

Et d’abord ce père, mon grand-père maternel, à l’accent lointain, au regard lointain. Gamin encore, je ne l’avais connu que très vieux et très fatigué, effondré contre son gré au fond d’un fauteuil de rotin puis allongé, douloureux, tendant péniblement la main vers la poignée isocèle lui tenant lieu de ciel de lit. D’un lit d’hôpital d’où il n’était pas ressorti vivant. C’était en 1947 ou 1948, je crois.

Il se nommait Vollert. Venu d’Allemagne ou d’Autriche réussir sa vie de cuisinier sur les bords de la Limmat, à Zurich. Rencontrant une belle jeune femme nommée Grosjean, dont les parents tenaient hôtel-restaurant (avec truites du vivier, mazette) à Courtelary, dans le Jura bernois. Premier mariage, première naissance, Alice, mais maman morte en couches. L’aînée à peine enterrée, Vollert (il se prénommait Konrad, me semble-t-il) se retourna vers la cadette, Hortense, tout aussi jolie, tout aussi ambitieuse, tout aussi travailleuse. Hortense qui, sous peu, allait donner naissance à Maria Berta, dite Betty. Bref, ma petite maman.

Enfance de fillettes riches mais abandonnées à elles-mêmes. Les parents tiennent le Casino-Kursaal de Zurich. La bonne société locale s’y donne rendez-vous. Les menus sont raffinés, le vin et le café excellents. On y danse aussi. Vollert est le premier à avoir fait venit d’outre-Atlantique les premiers musiciens noirs d’une mode qui naît à peine: le jazz.

Parmi les clients habituels de cette première guerre mondiale qui, comme la suivante, épargne la Suisse, un Russe distingué et discret. Presque secret. Mais respectueux des patrons du lieux et affectueux avec leurs deux fillettes, Alice et Betty. Vladimir Ilitch porte élégamment ses quarante-cinq ans. Il n’est déjà plus un inconnu mais deviendra mondialement célèbre après être retourné dans son pays, tapi dans un wagon plombé, pour se fondre dans la révolution russe au point d’en devenir le chef emblématique et incontesté. Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine.

Les fillettes sont inséparables, patinent sur le lac gelé, apprennent les langues et la danse classique, ignorent jusqu’à l’existence de la pauvreté. Même l’école les en préserve. Mais elles souffrent des heures trop longues passées à attendre que leurs parents aient enfin salué le dernier client, vérifié la caisse et fermé enfin les portes du Kursaal jusqu’au lendemain matin.

Vollert n’est pas propriétaire mais locataire du Kursaal. Le loyer est élevé mais qu’importe ? Les recettes sont à la hauteur des dépenses et des ambitions. Un beau jour pourtant, le propriétaire s’avise d’imposer une forte hausse. Vexé de n’avoir pas même été consulté, Vollert se braque, s’entête et, finalement, rompt. Ce sera, selon ma petite maman, sa plus grosse erreur, sa plus grande faute. Mais l’heure est aux projets. Avec les bénéfices accumulés à Zurich, Vollert décide d’acquérir un hôtel restaurant à Genève, face à la gare, le Cécil. La Suisse et l’Europe sortent à peine de la crise de 1929, les affaires ne marchent pas comme prévu, Vollert resserre son équipe et, avec sa femme, travaille quinze heures par jours pour éviter le naufrage.

Ma petite maman a fait à Zurich des études de commerce. A Genève, elle a trouvé un poste de secréraire dans une des premiers magasins de sport de la place, Delacroixriche. Elle est belle, vive, sportive. Un de ses collègues lui parle d’un ami dont un des amis connaît un ami à Ferney. Aimé dit Maurice. Mon futur père. Il est beau, sportif et très intelligent. Orphelin aussi car son père s’est suicidé quelques jours avant sa naissance, chagrin d’amour ! De ce jour jusqu’à leur retour du Brésil en 1944, en passant pas la case mariage en 1936, Maurice et Betty seront désormais amoureux, complices et inséparables.

Suite au prochain épisode…

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La fin


Ma petite maman est là, à quelques mètres. Une première porte, le long couloir banc, une autre porte, le grand salon aux immenses baies vitrés donnant sur la pinède et les vignes, le lit médicalisé, un être menu et recroquevillé, le visage blême, sans dents et désormais sans âge.


Morte ? Non ! Enfin, pas vraiment. Pas encore. Mais rien ne renversera le cours des choses. Quand ?


Cette maison n’était pas la nôtre, même si j’y suis venu beaucoup, à une certaine époque, pour n’y plus revenir du tout pendant des lustres. C’était la sienne. Et celle de Blonblon. Son deuxième mari, successeur de mon propre père. A l’ombre d’un pin, sur la paroi carrelée de bleu et blanc, aujourd’hui grise et sale, de la piscine abandonnée, trois initiales enlacées, BBB, Blonblon Betty. J’en avais été choqué, la première fois. Comme j’avais été choqué qu’elle s’appelât désormais Madame Amblard et plus Madame Décotte.


La vie ne dure qu’un temps. Pour ma petite maman, elle en a duré deux. A l’âge où mon père mourait, elle commençait sa deuxième vie, la découvrait comme si c’était la première fois. Adolescente amoureuse et volontaire, la soixantaine venue. C’était voilà déjà bien longtemps puisque ma petite maman a fêté ses cents ans l’été dernier tandis que son deuxième homme, de vingt et quelques années son cadet, a disparu depuis plus de six ans.


Elle est là, ma petite maman, recroquevillée et presque consentante. Poussant seulement, à intervalles plus ou moins réguliers, un cri strident, davantage empreint de révolte que de douleur, d’incompréhension que d’exigence.
– J’ai mangé ! J’ai mangé ! 


Nous insistons tellement pour lui faire ingurgiter quelques cuillérées de bouillie ou de flan qu’à quatre heures du matin, bien après qu’elle a fini de digérer cette maigre pitance et qu’elle a sombré dans les bras de Morphée – ce n’est pas simple clause de style puisqu’un patch collé près de l’omoplate diffuse depuis hier soir une faible dose de morphine – ses premiers mots sont pour m’assurer qu’elle a bien suivi mes conseils, reçus comme des ordres mal vécus. Oui, elle a mangé, et huit heures après, elle s’en ressouvient au faible réveil en espérant échapper ainsi à une nouvelle injonction :
– Il te faut manger, ma petite maman. Manger. C’est la seule manière de te tirer de là. Allons, une petite cuillérée encore, une seule. Et une autre. Allons !


Voilà moins de deux semaines, j’appelais encore ma petite maman au téléphone, comme chaque soir, à cinq cents kilomètres de distance. Généralement sur le coup de neuf heures et demie mais ce soir-là un peu plus tôt. Elle ne recevait pas Canal +, ce qui la privait de nombreux matches de son football chéri mais, ce soir-là, j’avais évidemment appelé un peu avant neuf heures puisque TF1 donnait une Lyon-Marseille dont rien ne pourrait la distraire. Quelques mots seulement et je la rappellerais à la mi-temps. Pour les premiers commentaires. Toujours justes, toujours précis. Une sacrée vista !

Elle était pourtant presque aveugle, à moitié sourde et largement invalide. D’ailleurs, quand je l’appelais, je devais laisser sonner longtemps, pour lui permettre d’arriver au pas de charge jusqu’au téléphone. Pas de charge, oui. On aurait dit l’avancée d’une compagnie de blindés, cette progression métallique, sur le carrelage inégal, de son siège de bureau d’où elle ne se levait plus depuis longtemps et qu’elle faisait avancer à la seule force de ses talons.

Dans l’appentis, deux fauteuils pour handicapés, offerts par la Sécurité sociale ou la mutuelle des agriculteurs, disparaissaient sous la poussière. Elle n’avait jamais voulu s’en servir car elle n’était pas invalide, répétait-elle à quiconque voulait lui imposer cette chaise de malade. Une seule fois, elle avait accepté mais, comme elle avait l’habitude de laisser les pieds traîner sur le sol, la lui était passée sur un orteil, elle était tombée, le sang s’était répandu sur le carrelage et seule, la venue de Jean-Luc, l’un des deux amis de Blonblon et de toujours, lui avait permis de se sortir de ce mauvais pas, jurant à qui voulait l’entendre qu’on ne l’y reprendrait pas.


Je ne sais pas grand-chose de ma maman. Quasiment rien. Née à Zurich d’un père allemand ou autrichien, Vollert, et d’une mère jurassienne bernoise, francophone, Hortense. Une demi-soeur aînée, Alice, née du mariage du même Vollert et de la propre sœur d’Hortense, morte en couches. Un frère aussi, Otto, mais fils du seul Vollert et que je n’ai rencontré qu’une fois, dans un buffet de gare. Vieilli et perclus de rhumatismes mais toujours actif à soixante-dix ans, nécessité faisant loi, comme représentant de commerce de porcelaines de Bavière, je crois.


Alice et Betty, une enfance de fillettes riches. Le père avais acquis le Kursaal de Zurich, établissement de luxe réservé aux grands bourgeois de la ville. On y dînait fort tard. On y dansait aussi. Vollert (je l’appelle ainsi car je n’ai plus son prénom en tête) avait été le premier à faire venir d’Amérique les premiers joueurs, noirs, de jazz. Au Kursaal étaient aussi passés, pendant la première grande guerre, des gens déjà illustres ou qui allaient le devenir, au premier rang desquels Lénine !


Interruption. Les aides soignantes du matin viennent d’arriver. La nuit a été calme, ma petite maman ne sorts presque plus de son profond sommeil. Sa tension est faible, six. Son pouls aussi, quarante. Pas de température mais des signes qui ne trompent pas : des selles très noires, indiquant sans doute une hémorragie dans l’estomac ou l’intestin, cette hémorragie qui préexistait sans doute, expliquant l’anémie constatée à son hospitalisation, voilà moins de quinze jours.


Janine, l’infirmière chef est passée en fin de matinée. Nous nous préparons. Ensemble.

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Bon voyage, ma petite maman

Ma petite maman, Jeanne Calmant peut dormir tranquille : tu ne battras pas son record. Mais ce ne sera pas faute d’avoir essayé. Déjà, tu étais entrée dans le club très fermé des vivants à trois chiffres. Centenaire. Un cap que tu voyais davantage comme une étape que comme un but. Et certainement pas comme une fin. Tu l’avais franchi comme les champions cyclistes passent un col de troisième catégorie. En danseuse. Chapeau !

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